Le bon, le brute, et le truand, ou la politique de dédouanement

Le paradigme actuel des entreprises et des Etats est que le consommateur est à la source de la pollution. De la même sorte qu’il en est la cause, il incarne également la solution. Pourtant, d’autres moyens ont existé pour lui faire face. Ici est passée en revue l’origine des contenants à usages uniques et de l’empreinte carbone, grandement portée par les entreprises et leurs opérations de lobbys.

Face à l’accroissement de la pollution, face à une crise toujours plus générale, le citoyen représente à la fois le grand coupable et l’heureux héros. Ainsi, pour qu’enfin nous devenons de bons citoyens, nous, humain « mauvais par nature » (c.f. article « « parasite » humain), nous devons trier, réduire notre consommation, changer nos habitudes. Dans cette histoire, le bon est celui qui trie, le brut est celui qui ne plie pas à ces exigences. Ici, le truand est celui qui détourne l’attention en inculpant son prochain de ses propres maux. Nous allons le voir au travers de deux cas, l’incitation au recyclage et le concept d’empreinte carbone.

Les contenants à usages uniques, ou comment changer l’équipe qui gagne

L’avènement des emballages en aluminium, puis en plastique, marque un tournant pour beaucoup d’entreprises. Avant les années 50, les entreprises de sodas marchaient selon un système de bouteilles consignées, comme l’ont encore beaucoup de restaurateurs (Elmore, 2012). Le verre étant cher à produire, l’entreprise comprenait dans son prix le coût de production de la bouteille. Celle-ci, une fois rendue, était d’abord lavée, puis réutilisée par un producteur de boissons. De plus, le consommateur était incité à rendre sa bouteille vidée, parce qu’en échange de celle-ci il recevait une compensation, c’est-à-dire le prix de la consigne. Enfin, ce système profitait également à d’autres secteurs, par la création de travaux autant dans le transport des bouteilles que dans leur traitement. Avec un tel système décentralisé, les plus petites entreprises, plus locales donc moins compétitives sur le marché mondial, pouvaient investir une plus grande partie de leur budget dans leur développement, que ce soit dans leurs ressources ou dans le marketing, parce qu’elles économisaient par ce système les coûts liés à la production de contenants (Elmore, 2012).

Les contenants à usage unique furent instaurés dans les années 30 par les entreprises de bières. Après la crise de 29, beaucoup de petites brasseries locales firent faillite, libérant ainsi leurs parts de marché aux grandes brasseries (Elmore, 2012). Celles-ci virent dans le contenant à usage unique un moyen d’accéder des populations plus reculées. Plus que cela, ces contenants jetables permettaient de centraliser le secteur pour accroître leur influence. Le premier à introduire la cannette pour les boissons sucrées était Walter Mack, un visionnaire désirant dépasser par son innovation les ventes de Coca-cola (Elmore, 2012). Peut-être que cette transition répondait aux désirs des consommateurs de l’époque, ce que dément un rapport de l’American Can Compagny. Ce rapport, ironiquement publié par un géant de la fabrication de cannettes, montre que les consommateurs étaient satisfaits de l’ancienne pratique des bouteilles en verre.

Recycle-moi, si tu peux

Ce changement, désiré ou non, impacta le quotidien des consommateurs. En effet, ceux-ci n’étant plus incités à retourner leurs bouteilles, ils les jetèrent simplement ; ainsi, autant l’espace public que naturel fut ornée de cannettes vides et délaissées. Avec le temps, plusieurs citoyens ne supportèrent plus la pollution ambiante, exigeant ainsi la promulgation de loi régulant la production industrielle. Celles-ci agissaient sur différents secteurs, taxant les externalités environnementales des entreprises, c’est-à-dire les dégâts qu’elles ont occasionnées, ou en interdisant simplement les contenants à usages uniques. Ces entreprises, par crainte de l’impact de telles campagnes, investirent la politique par différentes opérations de lobbying, retardant comme bon se peut la promulgation de ces lois.

C’est ainsi que dans les années 50 fut créé l’organisation « Keep America Beautiful » (KAB). Si la KAB paraît être une organisation d’écologistes soucieux de leurs terres, des impacts que provoque l’abandon de déchets, elle est en réalité l’écran verdi d’industriels inquiets, eux, de leur image et de leur rentabilité (Chamayou, 2019). La question de la responsabilité devient donc primordiale, car les désignés comme coupables de ce comportement, c’est les faire payer le prix de leurs inactions. Cette organisation inculpait les consommateurs par des spots publicitaires, des campagnes de ramassage, et d’autres coups marketing, voilant ainsi toujours plus la responsabilité des entreprises la finançant.

De son côté, Coca-cola créa dans les années 60 la National Soft Drink Association, complétant les actions de la KAB par de grands coups de lobbying. Par ailleurs, ces derniers incitèrent, dans les années 70, la promulgation de loi favorisant le recyclage. Dès lors que ces lois passèrent, quelqu’un devait bien subventionner la création du système de tri, des poubelles aux centres de traitement. Ce quelqu’un fut le secteur public, payant par l’argent du contribuable, des propositions inefficaces que trop peu de citoyens exigeaient. Ironiquement, leur lobbying était si puissant qu’il freina l’instauration de technologie liée au système de contenants consignés, comme des appareils publics de retour de consigne, une alternative bien plus viable que des poubelles bigarrées.

Si le bon est celui qui trie, si le brut celui qui jette, alors le truand celui qui se dédouane. Evidemment, est pollueur celui qui jette ses déchets dans la nature, mais l’est aussi celui qui la fragilise en modifiant la qualité de ses produits. Bien sûr, la propreté de leurs terres intéresse ces entreprises, mais uniquement sur leurs emballages ; une mise en abîme trop sarcastique.

L’empreinte carbone, l’enfant caché de PB

Le cas de l’empreinte carbone est encore plus parlant. Ce concept, si partagé de nos jours, permet de calculer l’impact de nos consommations en équivalent carbone, c’est-à-dire la quantité de carbone que nous incitons, directement ou non, à relâcher. En d’autres termes, cet indicateur traduit notre apparente responsabilité dans la crise climatique, uniquement limitée à la production de gaz à effet de serre. Ainsi pouvons-nous classifier les différents individus, trier les bons des brutes, les sages des mauvais consommateurs. Ce n’est pas la consommation en soi qui est visée, mais la manière de la mener ; non pas que le produit n’impacte pas l’environnement, mais au combien il l’atteint peu. De la sorte, l’empreinte carbone divise les citoyens, et, par la création de hiérarchie interne, et donc de lutte, détourne l’attention du principal problème, celui d’une dépendance structurelle au système de consommation.

Qu’une organisation écologiste promeuvent un tel modèle pour conscientiser les individus sur leurs impacts est une chose, que ce soit une entreprise qui l’institut pour se dédouaner de ses impacts est une autre. L’empreinte carbone fut popularisée par l’entreprise pétrolière PB, au cours des années 2000, lorsqu’il devenait de plus en plus difficile, même pour les plus sceptiques, de nier le réchauffement climatique (Learmonth, 2020). C’était une période où on envisageait même l’instauration d’une taxe carbone, une loi typique du « pollueur-payeur » ; plus on pollue, plus on est taxé. Sans grand étonnement, ces lois taxant les entreprises allaient à l’encontre des intérêts des grands groupes industriels. Ainsi, BP engagea Ohilvy & Mather, une société de relation publique. BP, nouvellement renommé « Beyond Petroleum », investit les écrans en tant que prophète de la bonne conduite, décernant ses fautes sur les épaules de millions d’individus ; et ainsi l’empreinte carbone remplaça la taxe carbone (Learmonth, 2020).

L’éternel insatisfait

Mais au fond, ce n’est qu’un problème de surface. Qu’importe qu’une société invente ou popularise un concept pour se dédouaner, si celui-ci permet de réellement impacter la consommation des individus. Le problème est le côté systémique de la consommation. Qu’on nous conscientise sur notre consommation, oui, mais qu’on nous donne également la possibilité de l’abaisser. Or, les citoyens n’ont, la plupart du temps, pas de pouvoir sur leur empreinte carbone. Tant que les combustibles fossiles sont au centre du système énergétique, même le citoyen le plus consciencieux et attentionné ne pourra s’empêcher de produire, indirectement, du carbone (Learmonth, 2020). Des chercheurs du MIT ont calculé l’empreinte carbone d’un sans-abri, et même lui, qui par essence consomme peu, produisait 8,5 tonnes de CO2 par an. En d’autres mots, dans notre système actuel, même un sans-abri n’est pas durable pour l’environnement (Kaufman, 2020).

Le problème ne vient pas de l’individu, ou du moins, pas uniquement, mais du système en lui-même, avec toutes les impasses à l’action que ce terme comporte. Il ne faut donc pas changer les habitudes des citoyens, mais bien les fondements de leur société. La pandémie du Covid-19 a exposé l’impact négligeable du peuple. Quand une grande partie de l’humanité était confinée, quand la consommation était réduite à l’essentiel, la production de CO2 mondiale n’a baissé que de 8% par rapport à 2019. Une goutte dans l’océan, une grosse goutte certes, mais presque insignifiante par rapport aux exigences instaurées.  

Il est clair que nous ne pouvons changer la société pour enfin abaisser significativement notre empreinte carbone. Choisir cette lutte c’est incarner David contre Goliath. Si celui peut vaincre, il ne doit se jeter au pied de son adversaire, pour s’ébattre en vain ; il attend, il observe, et par sa fronde, il vise. Ainsi, on ne peut se guerroyer avec nos pairs pour leur empreinte carbone trop élevée, tout se complaisant de la sienne. Il faut rester alerte, éclairé, que même s’il est bénéfique de réduire sa consommation, son empreinte, cela n’est de loin pas suffisant. Garder surtout à l’esprit que les multinationales sont rarement des enfants de cœurs, et qu’à choisir entre le gain et la préservation, ils tomberont presque à coup sûr, peut-être insoucieusement, peut-être repentis, dans les bras de la croissance.

Bibliographie 

Chamayou, G. (2019). Eh bien, recyclez maintenant !. Le Monde diplomatique.

Elmore, B. J. (2012). The American Beverage Industry and the Development of Curbside Recycling Programs, 1950–2000. Business History Review, 86(3), 477‑501. 

Learmonth, I. (2020). Comment « l’empreinte carbone » est née d’une campagne de relations publiques pour les grandes sociétés pétrolières. Thred Website.

Kaufman, M. (2020). The devious fossil fuel propaganda we all use. Mashable.

Partager l'article:

Articles similaires

Narration – De la richesse des échanges

Un jour exista des êtres qui jamais ne connurent la monnaie. Mais comment se passer de ce bien si central, non seulement pour nos échanges, mais également pour notre vie en société. Laissons parler ceux qui l’ont connu. Ils nous montreront l’histoire de la monnaie.

Lire la suite