Des millions de colibris face une centaine de panthères

La question de l’action, et donc, de la responsabilité, résume à elle seule les luttes intestines au sein du mouvement écologique. A chaque mouvement ses méthodes, celles des uns est futiles pour les autres, contre-productifs pour les derniers, et ainsi s’enlisent les actions concrètes. Nous sommes face à un mur, un mur toujours plus grand qui, à chaque seconde, détaille toujours plus précisément ses briques. Nos freins prennent du temps, et il est aujourd’hui trop tard pour freiner sans qu’on atteigne ce malheureux mur. Parce que si s’en sortir indemne est dorénavant un doux rêve, une opportunité perdue il y a de cela 40 ans, dorénavant, chaque instant est le meilleur moment que notre course soit freinée. Pour sûr, il y aura des dégâts, reste à savoir si on désire préparer notre chute ou embrasser le dur béton.

Dès lors que l’action est exigée, deux questions se posent, celle du « qui », donc de la responsabilité, et celle du « comment », donc de l’efficacité. Derrière ce « on » bien trop vague se trouve une société entière, presque l’humanité, constituée des groupes ayant eu des impacts bien différents sur cette crise, des moyens d’actions peu équivalent et, malheureusement, un risque inégal d’être touché par celle-ci. Si la question de la responsabilité divise la société, celles des moyens d’actions séparent celles et ceux qui tentent d’y répondre. Ainsi préconise-t-on deux modes d’actions, souvent érigés en antagonistes. La première est celle de l’action individuelle, d’un colibri faisant sa part en tentant d’éteindre un incendie goutte par goutte. La seconde est celle de l’action collective, d’atteindre les points faibles du système, de panthères qui coursent des éléphants pour les forcer à éteindre le feu. 

La goutte du colibri faisant déborder le vase

La maxime soutenant les colibris est celle du « chaque action, aussi minime soit-elle, est signifiante. ». Si on ne peut changer un système, on peut du moins modifier son propre comportement. Alors trions nos déchets, mangeons moins de viandes, allons en friperie, et si le monde n’a pas nécessairement changé, nous pouvons au moins avoir la conscience tranquille, d’une sérénité signe d’une action bonne, et donc, morale. Derrière cette logique se trouve aussi une question d’intégrité, parce que celui prônant une norme qu’il ne suit pas, s’accuse au fond de ses propres inactions. 

Le vent prometteur de l’effet papillon

Agir à l’échelle individuelle ne signifie pas qu’on ne peut atteindre les autres. A travers nos actions, on impacte également nos connaissances, qui, si celles-ci nous imitent à leurs tours, créera une norme que pourront suivre ou non les autres membres de notre société. Animaux sociaux que nous sommes, nous imitons les comportements d’autrui, par volonté ou par conformisme. La société est faite de milliers de miroirs, certes différents les uns des autres, bien sûr aux reflets dissemblables, mais qui pourtant reflètent les mêmes images. 

L’action individuelle est également un apport à soi. Conscientiser sa consommation, c’est se rendre compte de son quotidien, de le chérir d’une manière ou d’une autre. Ce qu’avant était norme devient dès lors une philosophie de vie. Sans rentrer dans le registre des mouvements spirituels alternatifs, l’attention à soi, à ses actions, est une porte vers les autres. On pourrait voir ici une justification de l’individualisme, mais ce n’est pas le cas. L’individualisme n’est pas une production de quelque chose, mais une soustraction d’un lien. Décroché d’un tissu social, délaissé à soi-même, on se préfère aux autres, on rentre en compétitivité avec ceux qu’on considère comme concurrents qui, sans le voile de l’individualisme, sont au fond nos semblables.

Évidemment, la compétitivité, la comparaison, ne sont pas le pur produit de notre individualisme contemporain, mais notre mode de vie en a exacerbé son développement. Conscientiser ses actions, son quotidien, est un questionnement sur ce qu’on reflète, sur ce qu’on décide ou non de montrer. L’individualisme, lui, ne brille que pour soi, ou pour par la jouissance d’éblouir autrui. Son reflet, s’il est perçu, est négligé, tari par notre propre source de lumière. 

Une goutte d’eau dans l’océan

L’inutilité de l’action individuelle, à l’échelle globale, demeure le talon d’Achille des colibris. Qu’importe la bonté d’une action ou la ferveur de ses résolutions, si en elle rien n’a de portée universelle. Prôner faire sa part par de simple geste peut être perçu comme du déni, où la conscience tranquillisée par l’action ne se préoccupe plus du sort d’un monde en besoin. En effet, agir sur son quotidien exige que l’individu ait le choix, la liberté effective, de modifier ses habitudes. Si toutes les alternatives sont plus onéreuses, seules les classes aisées de la population peuvent se permettre une transition ; et ainsi élève-t-on le mode de vie de la classe aisée en norme du bon citoyen (Comby). Enfin, c’est la question de la perte d’effort qui est questionnée, car l’énergie fournie ici inutilement n’est pas investie là où celle-ci serait efficace. Pourquoi tenter d’éteindre vainement un feu si on pourrait alerter d’autres animaux, voire mouvoir les plus réticents ? Agir dans le vide serait s’aliéner de ses capacités d’actions, réaliser vainement un acte qui non seulement n’implique que sa personne, mais qu’en plus l’atteint au final par les conséquences d’une crise qu’on était loin de résoudre. 

De plus, la rhétorique du « chacun peut faire sa part » est propre à un mode de vie des classes aisées. Comme le montre le sociologue Jean-Baptiste Comby, centrer la question climatique sur l’individu, penser qu’il suffit d’expliquer pour que les individus apprennent, c’est considérer l’individu comme hors-sol, indépendant de tout carcan social. Or, cette rhétorique fonctionne sur la classe aisée car, émanant d’elle, elle représente son paradigme. En effet, dans cette optique, l’apprentissage et le savoir sont au centre de toute pratique, incarnant presque la finalité de l’individu. De plus, dépolitiser la question climatique en mettant l’individu au centre, c’est restreindre sa résolution au seul domaine du système capitaliste. De la sorte, on ne réfléchira pas à d’autres méthodes possibles en-dehors des pratiques déjà proposées.

Les panthères activistes

La philosophie des panthères peut être résumée en quelques mots ; le système ne changera pas par lui-même, il faut le pousser au changement. Ici se trouve toute la logique de l’action collective, de tirer de l’union une force politique, sociale et citoyenne. Certains mouvements sont plus extrêmes et radicaux que d’autres, mais chacun d’eux prônent une action forcée, efficace et souvent au bord de la légalité pour parvenir au changement. Certains agissent pour faire évoluer notre système, d’autres pour le remplacer, et on pourrait également détailler les disparités, parfois antagonistes, au sein de ces groupes. Dans cette conception de la lutte, l’Etat, qu’il soit démocratique ou non, écoute plus les grandes entreprises et la classe aisée, car celles-ci possèdent, par leurs différents capitaux, plus de poids que les citoyens. Savoir si l’Etat collabore toujours avec l’élite, si celui-ci en est truffé, voire s’il incarne sa pure création, sort de notre propos, tout comme la question de la perversion du pouvoir et de la légitimité des hiérarchies. Dans tous les cas, les actes doivent impacter consciemment le peuple, ou atteindre aux possessions des élites, coupables désignées de la crise climatique. Le premier cas rentre dans le thème de la désobéissance civile, le second dans l’action directe. Pour certains, c’est en ayant un groupe radical, impactant les esprits, que le mouvement permet à sa part modérée, ralliée ou non, d’obtenir une parole dans l’arène politique. Pour d’autres, c’est l’extrémisme qui noirci l’image du mouvement.

Le croc des bêtes

Par des actions radicales, on répond bien mieux à l’urgence. Si seule la carotte était donnée, la transition se réaliserait sur des dizaines d’années, car le temps de la politique est d’une lenteur que l’urgence climatique n’accepte plus.

De plus, les actions collectives atteignent directement aux instances ayant le plus contribué au dépérissement de la planète, et surtout, de l’espèce humaine. Ces entreprises globalisées, ces groupes de lobbying, ont sciemment agit contre les limites planétaires, s’évertuant à intercepter toute régulation ou décision allant contre leurs propres intérêts. Si leurs bonnes volontés étaient avérées, il leur était possible de se convertir, de lutter pour obtenir des régulations de leur secteur d’activité, pour eux et leurs concurrents. Or, non seulement ils ne l’ont pas fait, mais ils ont en plus agi à l’encontre de l’établissement de telles lois. Si leur bonté environnementale n’est qu’apparente, alors le coup de bâton est légitime, faisant office de retour à la réalité, celle non pas du petit peuple, mais du commun des mortels. Ces actions sont efficaces, symboliques, et atteignent directement la source, c’est-à-dire à l’imaginaire des citoyens, et donc, le gain des élites.

De plus, comme l’invoquent Dominique Bourg et Johann Chapoutot, l’Etat n’a la violence légitime uniquement s’il respecte le contrat social, c’est-à-dire le renoncement à sa liberté absolue afin de s’assurer sa survie dans un espace politique commun. Si l’Etat n’est plus voué à ses citoyens, mais aux profits d’une petite partie de la population, alors le contrat social s’évanouit. Sans contrat, il est légitime pour l’individu de revenir à l’état de liberté absolue. Cela justifie également le sabotage, appelé « désarmement », réévalué à l’aune des violences policières dans des manifestations pacifiques, à l’aune des conséquences sans équivalent que provoque cette recherche éperdue du profit.

La tyrannie des carnivores

L’action collective est énergivore, et demande un investissement que bien d’entre nous ne détient pas. De plus, beaucoup de groupes dans la société ont d’autres problèmes sur lesquels lutter. 

La question du risque intervient également. Un étudiant peut faire une grève sans échouer son cursus, mais un ouvrier perd une journée de travail, un gain peut-être vital, et parfois son travail. C’est une des raisons pour lesquelles les manifestations sont souvent constituées d’individus de la classe moyenne supérieure, une classe tendanciellement plus soucieuse des questions climatiques, et surtout, pouvant se permettre un tel investissement. 

Beaucoup de groupes de l’action directe reconsidèrent l’emploi du sabotage. Or, s’accorder ce droit, c’est non seulement estimer que nos valeurs prédominent sur celles des autres, mais également considérer que nos actions soient réellement efficaces, et que donc, elles atteignent la bonne cible. Que devient un sabotage si celui-ci fut réalisé par un mauvais renseignement de son auteur ? L’urgence peut hâter l’action, mais également le long processus d’acquisition du savoir nécessaire à l’action ciblée et bénéfique. Sachant que ce processus demande plus de temps de nos jours, par le flot effréné de (dés)informations, le sabotage tend au fil des jours à manquer ses cibles. 

Enfin, est-ce que les actions radicales n’écarteraient pas la population de la lutte ? Raillés par les médias institutionnels, les militants sont souvent présentés comme des illuminés, des irresponsables qui n’ont comme seul hobby celui de déranger les vrais travailleurs, eux, bons citoyens. La question des dommages collatéraux est aussi importante, parce qu’il est nécessaire de justifier l’impact de nos actions sur une partie de la population, généralement défavorisée, pour un résultat incertain et un futur encore latent. 

Pour l’union des animaux

Or, il n’y a pas lieu ici d’opposer ces deux mode d’action. On présente ici deux options complémentaires, la carotte et le bâton, nécessaire à tout changement. Des études montrent que les personnes réalisant de petites actions tendent à participer à des actions collectives (source) ; choisir l’une n’est pas renoncé à l’autre. 

L’action collective est nécessaire pour exercer une pression sur les politiques, les entreprises, pour forcer l’ouverture du débat. En réalisant des actions symboliques, décriées ou non, l’action collective insère la question climatique dans l’esprit des individus. Ceux-ci pourront dès lors questionner leurs actes, et réfléchir à des alternatives personnelles et locales. 

Certes, une grande partie de la population est nécessaire pour réaliser un changement, mais rien n’exige que tous possèdent le même rôle. Tout le monde n’a pas les mêmes ressources, et on ne peut exiger un marathon à celui qui n’a jamais marché. Bien sûr, le chemin n’est pas linéaire entre les petites actions et les actions collectives. L’un n’implique pas nécessairement l’autre, mais félicitons également ceux qui viennent de loin, sans les culpabiliser pour leur grand pas trop petit pour nous.

Souvent, nous avons tendance à croire que l’engagement est linaire, qu’à partir des petits gestes on devient militant. Mais si cette trajectoire est certes possible, elle ne représente qu’une alternative face à tous les chemins possibles. Certains préfèrent agir personnellement, d’autres tentent de changer la politique de l’intérieur, les derniers pensent que construire sa communauté est préférable, etc. L’important est ici de s’engager, de s’unir pour agir sur plusieurs fronts, non pas de décrier les pratiques des uns aux profits de celles des autres, et souvent, au profit des siennes.

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