Combien de critiques furent faites au capitalisme ? Combien de lutte pour parvenir à sa fin ? Des flèches en guise de critiques, des épées maniées par les opinions, souvent rouges, parfois vertes, mais toujours plantées, ; des canons, tirant à chaque salve des kyrielles d’alternatives ; et pourtant, ce corps si percé jamais ne tombe, restant stoïque, inatteignable, se payant encore le luxe de nettoyer son monocle, d’ajuster son couvre-chef, de sourire face à l’armée ennemie.
Combien de critiques furent faites au capitalisme ? Combien de luttes naquirent, agirent, et moururent sans que ne s’ébranle ce géant tant attaqué ?
TINA, gouverner par le naturel
Nous respirons, nous dormons, nous mangeons, et ce, indépendamment de notre culture, de notre mode de vide, ou de nos opinions. Si une essence humaine doit-être, seules quelques besoins peuvent y prétendre, car partagés par tout humain. Alors qu’il y a-t-il de plus dramatique que de déclarer qu’il n’y a pas d’alternatives. Que dire face à la phrase du philosophe Žižek : « On imagine mieux la fin du monde que celle du capitalisme. ». Cette même phrase est reprise par Mark Fisher pour son livre « capitalism realism, is there no alternative ? ». Un monde qui ne possède pas de fin n’est qu’imaginaire, que la parure illusoire d’un système ne désirant qu’à être incorporé. La particularité du système capitaliste, ou du moins, l’une d’entre elles, est sa capacité ambivalente de pouvoir s’adapter tout en paraissant naturel.
Sa réussite est inédite, parce qu’elle incorpore les indignations des individus, les absorbe pour les transformer. Nous sommes des chevaliers qui, tranchant la tête d’une hydre, s’apeurent de la tête récemment émergée. Cette gueule, soudainement née, ressemble trait pour trait à notre critique, dorénavant dénuée de toute substance dissidente. De cette hydre sortira votre critique, volée, adaptée, et la bête n’en sera que plus renforcée.
Les phases du capitalisme
Reprenons les différentes formes du capitalisme pour appuyer notre propos. Lordon distingue le capitalisme primitif, le capitalisme fordien et le capitalisme néolibéral. Le capitalisme primitif était brute, explicitement inégal. Les salariés, s’ils travaillaient, le faisaient par la peur de la misère, par la fuite de la faim. A cette époque, nous étions loin de l’Etat-Providence, et seule l’accumulation des capitaux prévalait dans les interactions entre le salarié et le patron. Marx avait justement analysé ce capitalisme-là, un système de lutte de classe presque tangible, où les inégalités criardes pouvaient amener à la confrontation, à l’union, à la marche vers une alternative encore envisageable.
Avec l’arrivée de Ford, la condition de vie des salariés s’est quelque peu améliorée. Bien plus businessman que philanthrope, Ford avait compris qu’en augmentant le salaire de ses travailleurs, ceux-ci utiliseraient leurs gains pour l’achat de biens, les voitures Ford compris; en traduisant, c’est un retour sur investissement. Ainsi, le salarié ne travaille plus par crainte, mais par volonté de gain. Désireux des objets de consommations, l’usine n’étaient qu’un mal pour un bien pour ceux quêtant un bien-être matériel. Et ainsi le capitalisme s’adapta à la critique, renforçant son emprise dans le cœur des citoyens.
L’avènement du néolibéralisme marque la collaboration avec les salariés. Ceux-ci travaille non plus par appât du gain, mais pour leur réalisation personnelle. Le vocabulaire change, et le travail fait place au projet, les salariés deviennent des collaborateurs, les patrons, eux, des cadres ou des gestionnaires. De cette manière, le système s’incorpore toujours plus au sein du salarié. Celui-ci n’est plus mu par le salaire, encore moins par la faim, mais par le désir de réussite, par la volonté d’enfin être quelqu’un. Et ainsi disparurent les privilégiés, les luttes de classes séculaires, et de leurs cendres émergèrent les méritants comme les perdants, soient ceux dont les capacités, débordantes ou absentes, sont les seuls facteurs de leur situation.
Le capitalisme se nourrit des critiques, les incorpore en guise de vaccin. Une indignation contre un système patriarcal et raciste provoque l’instauration de quota. Des manifestations pour l’environnement verdissent plus les entreprises que les terres artificialisées. Le capitalisme, qu’il soit rose, noir, vert ou arc-en-ciel, n’est rien d’autres qu’un capitalisme brute, mais fardé.
Le privilège des enchainés
Pour Boltanski et Chiapello, l’histoire du capitalisme est celle des justifications. Parce que l’accumulation n’est pas naturelle, et que les inégalités criantes le sont encore moins, le système doit justifier son état afin que se poursuive le profit. Dans cette optique, les colonies ne sont pas pillées, mais civilisées, le marché acquière des lois allant au-delà du hasard, et la reproduction des richesses n’est que le fruit du mérite, parce qu’au fond, tout le monde possèderait les mêmes opportunités, il suffit de le vouloir, de travailler ardemment ; que la méritocratie soit, et les inégalités furent justifiées.
Cette capacité d’adaptation peut également émaner de la nécessité pour la classe dominante de permettre à la classe dominée un certain niveau de vie, et ce, afin que la domination se perpétue. C’est la théorie de Gramsci, parce que la position de l’un est justifié par celle de l’autre. Si le dominé dépérit, il ne fait que précéder le dominant, ainsi tôt compromis. Même si la question de servitude volontaire est remise en question, surtout à l’aune du capitalisme néolibéral (Lordon, 2013), cette dépendance du dominant aux dominés est déjà traité par la Boétie ou Hegel, il y a déjà des siècles de cela.
Pour Boltanski et Chiapello, l’histoire du capitalisme est celle des justifications. Parce que l’accumulation n’est pas naturelle, et que les inégalités criantes le sont encore moins, le système doit justifier son état afin que se poursuive le profit. Dans cette optique, les colonies ne sont pas pillées, mais civilisées, le marché acquière des lois allant au-delà du hasard, et la reproduction des richesses n’est que le fruit du mérite, parce qu’au fond, tout le monde possèderait les mêmes opportunités, il suffit de le vouloir, de travailler ardemment ; que la méritocratie soit, et les inégalités furent justifiées.
Cette capacité d’adaptation peut également émaner de la nécessité pour la classe dominante de permettre à la classe dominée un certain niveau de vie, et ce, afin que la domination se perpétue. C’est la théorie de Gramsci, parce que la position de l’un est justifié par celle de l’autre. Si le dominé dépérit, il ne fait que précéder le dominant, ainsi tôt compromis. Même si la question de servitude volontaire est remise en question, surtout à l’aune du capitalisme néolibéral (Lordon, 2013), cette dépendance du dominant aux dominés est déjà traité par la Boétie ou Hegel, il y a déjà des siècles de cela.
Ne pouvant se passer des salariés, les patrons se voient obligés d’améliorer leur niveau de vie, de se plier à leurs revendications, sans quoi leurs positions se verraient menacées. Ainsi, quitte à accepter les revendications des salariés, autant instituer un marché, les muter afin qu’elles favorisent l’instauration de la même logique d’accumulation aliénant autant le patronat que les salariés ; les premiers viciés par le gain, les seconds vissés à un travail désœuvrant. Ironiquement, c’est quand les salariés pensent être le plus libres, les plus satisfaits, qu’ils sont au plus enchainés à leur système. Le néolibéralisme recréa l’artisanat, un artisanat corporatif, où la réalisation personnelle, si elles se font au sein du travail, est vouée au profit d’instances globalisées et impersonnelles.
Les graines de la terre
Cette évolution amène avec elle une dépendance à ce système. A l’époque du stade primitif, si le capitalisme brûlait, on pouvait trouver le feu pour l’éteindre, en l’étouffant par la lutte ou par une alternative. Lors du fordisme, le capitalisme était plus subtil, liquide, et s’il rafraichissait les employés, il pouvait également les noyer. Pour le dépasser, il fallait savoir nager, ou réussir à creuser son trou. Mais au stade du néolibéralisme, la fuite parait impossible, et ce, encore plus depuis la chute de l’URSS. Ce capitalisme-là est ambient, il est ce que l’on respire, et si on peut améliorer la qualité de l’air, on ne peut s’en passer sans dépérir.
Tout ce temps, la terre est restée vierge, encore riches de nutriments, d’opportunités, pour que demain advienne un lieu où le feu réchauffe, l’eau rafraichit, et l’air, lui, soigne. La sortie est difficile, mais rien n’est éternel, tout se remplace. Il faut commencer localement, faire ses expériences, partager ses victoires, et ainsi naîtra un système nouveau.
Bibliographie
Bidet, J. (2002). L’esprit du capitalisme. Questions à Luc Boltanski et Eve Chiapello. P. 215‑233 in Les sociologies critiques du capitalisme. Presses Universitaires de France.
Fisher, M. (2009). Capitalist Realism: Is There No Alternative? John Hunt Publishing.
Lordon, F. (2013). 7. La servitude volontaire n’existe pas. Consentement et domination, entre Spinoza et Bourdieu. L’Ordre philosophique, 223‑243.